Le Jeu des Primeurs
Chaque année, à chaque nouveau millésime, le même grand jeu recommence : les châteaux les plus prestigieux du Bordelais, notamment, lancent la campagne des primeurs. Par ''primeurs'', on entend ces vins en cours d'élevage qui vont être vendus aux particuliers – longtemps avant leur mise en bouteilles – généralement via des négociants qui bénéficient d'allocations. Gérard Spatafora, responsable du marketing chez Millesima, l’un des plus importants négociants de Bordeaux, détricote pour nous cette pratique, et en ouvre quelque peu les coulisses.
Vindicateur – Pouvez-vous nous rappeler en quoi consiste une campagne de primeurs ?
Gérard Spatafora : La ''campagne primeurs'' – étape qui correspond à la période précise où les châteaux mettent à disposition des négociants leur récolte pour l’acheter et la mettre à leur tour sur le marché – permet aux professionnels des différents circuits de distribution comme aux particuliers, d’acheter des vins à des tarifs préférentiels. Notez qu’au moment où se fait cette mise en vente, ces vins définitivement assemblés sont cependant en cours d’élevage dans les chais à barriques des propriétés. Le client final opère donc ses commandes 18 à 24 mois avant la livraison effective des vins. Le principe est similaire à une vente ''par souscription''. Ce type d’achat permet de s’assurer l’accès à des crus réputés et très demandés, le tout à des prix bien inférieurs à ceux une fois la mise en bouteilles et les livraisons chez le client particulier faites.
Vindicateur – Comment sont fixés les prix des crus en primeurs ; quand et comment les fixent les châteaux ?
Gérard Spatafora : Seuls les châteaux décident des ''prix de sorties'' quand le négociant se charge des ''prix de ventes''. Du point de vue de la propriété, les prix sont élaborés en fonction de multi critères parmi lesquels la qualité intrinsèque du millésime, les efforts consentis (financiers et humains) pour le produire et la quantité de vin réellement disponible (variable selon la climatologie et les conditions de productions chaque année). A ce titre, certaines bonnes années comme le très qualitatif millésime 2008 (qui a malheureusement donné peu de rendement à l’hectare) impactent sur les tendances du marché et les décisions à prendre. En d’autres termes, la qualité intrinsèque des vins, les quantités disponibles, le tout conjugué à la possible forte demande du marché, jouent donc très souvent sur la hausse des prix créant des tensions sur les marchés. Propriétés et négociants, par l’intermédiaire des courtiers de Place, doivent donc s’entendre à merveille pour que le marché se régule et que la campagne des Primeurs soit dynamique : des offres tarifées adaptées à la demande.
Vindicateur – Selon vous et votre expérience, les avis des critiques sur ces vins en début d'élevage sont-ils tout à fait fiables ?
Gérard Spatafora : C’est le grand débat jamais tranché, côté propriétaires comme metteurs en marché. Une question épineuse d’autant plus présente à l’esprit que ces vins connaissent la gloire, la performance ou la contre-performance commerciale selon les notes obtenues. Mais soyez sûrs que ces critiques et prescripteurs influents sont réellement rompus à cet exercice technique de la dégustation d’échantillons en cours d’élevage. En ce sens, ils sont de vrais professionnels qui, avant d’être reconnus, doivent faire leurs preuves auprès de leurs pairs. Beaucoup, parmi eux, ont d’ailleurs suivi des formations longues et complexes tels les diplômes d’œnologie : le Diplôme universitaire d’aptitude à la dégustation (DUAD) enseigné à Bordeaux, d’autres formations similaires en Bourgogne, en Rhône ou autres universités d’œnologie, voire à l’étranger avec le prestigieux titre de Master Of Wine délivré à Londres.
Vindicateur – Quelle est la marge réalisée ensuite par les négociants bénéficiant d'allocations vis-à-vis des particuliers ?
Gérard Spatafora : Elle reste faible car le but de la campagne, qui doit être la plus dynamique, est de vendre rapidement des produits en des quantités variables selon les objectifs.
Vindicateur – Avez-vous entendu parler de marchands/négociants qui surbookent leurs allocations, vendant plus de primeurs aux particuliers que ce que les châteaux leur ont alloués ?
Gérard Spatafora : Oui, et cette pratique de ''vente à découvert'' est préjudiciable pour le consommateur qui ne sera pas livré et le discrédit généré par de telles pratiques peut risquer de plonger l’ensemble de la profession dans une désaffection totale vis-à-vis des clients finaux : les consommateurs. J’ajouterais que ceux qui pratiquent ce genre de ''stratégie'' trompant le consommateur ne connaissent pas vraiment le fonctionnement des primeurs et des règles qui les régissent. En effet, dès qu’ils seront dans l’obligation d’acheter des vins après la ''campagne primeur'' – pour effectivement honorer les livraisons – les prix des vins auront nécessairement augmenté pour les raisons évoquées plus haut. Donc, pour honorer les commandes de leurs clients, ils achèteront des vins bien plus chers que ceux auxquels ils les ont vendus. Par voie de conséquence, c’est perte sèche assurée pour leur entreprise.
Vindicateur – Quelle est, pour un particulier, l'économie réalisée entre un achat en ''primeur'' et un achat normal ?
Gérard Spatafora : Selon les châteaux (leur degré de notoriété) et la qualité intrinsèque du millésime, l’économie peut être d’environ 20 à 30 %. Donc, plus la notoriété du cru est considérable et fortement sous le feu des projecteurs sur les marchés, plus le prix de vente d’un vin est susceptible de tripler.
Vindicateur – Avez-vous souvenir d'un cru en primeur initialement surévalué ou sous-évalué par les critiques, et dont le prix a considérablement varié dans les années qui ont suivi, après sa mise ?
Gérard Spatafora : Je me souviens plutôt du millésime 1982 qui était effectivement sous-évalué. Aujourd’hui, nous savons que ce millésime est encore considéré comme l’un des ''millésimes du siècle'' selon l’expression consacrée : donc une sacrée référence dans la mémoire collective des propriétaires comme des critiques. Mais à l’époque, seul Robert Parker l’avait encensé y voyant un millésime d’exception et d’un classicisme absolu. C’est d’ailleurs cette prise de position qui – contre ceux estimant que ce millésime (très riche en alcool) n’avait pas le style des Bordeaux – a fait la réputation de Robert Parker.
Aujourd’hui, 1982 fait partie des grandes références et les vins produits à cette époque ont effectivement connu des hausses de prix. J’aimerais faire une précision importante au sujet des hausses de prix. Oui, elles sont en partie dues à la qualité du millésime (ici, c’est logique), mais le facteur temps aura fondamentalement un effet sur le prix. Concrètement, plus le produit est rare (la quantité limitée) plus il peut battre des records dans les ventes aux enchères auprès de collectionneurs.
Vindicateur – Pensez-vous que les prix des primeurs 2009 du Bordelais vont être élevés, très élevés, au niveau des 2005 ?
Gérard Spatafora : Franchement, nous ne le souhaitons pas et nous parlons pour l’ensemble de la ''Place de Bordeaux''. Je rappelle qu’il importe pour un négociant que chaque campagne soit dynamique : des offres adaptées aux attentes des différents marchés. Et n’occultons pas le fait que nous soyons encore – malgré quelques indicateurs passés à nouveau au vert – en période de crise. Si les prix sont trop élevés, il sera difficile pour tous les négociants de vendre correctement ''en primeurs''. L’histoire des millésimes et de la commercialisation ''Primeurs'' des vins de Bordeaux nous prouve que l’histoire a malheureusement tendance à souvent se répéter. Il n’est pas dans l’intérêt de l’ensemble des acteurs de la filière à ce qu’une campagne soit bloquée ou avance à tâtons. Toute une série de facteurs sont à prendre en compte : l’état des stocks sur les différents marchés, la santé économique de ces mêmes marchés, les prévisions à moyen et long terme des futures récoltes à commercialiser. Même si la qualité du millésime 2009 est très tangible et que ce dernier semble être très attendu, il faut raisonner à long terme. En d’autres termes, savoir préserver et ménager cet outil performant et de promotion de mise en marché qu’est la vente ''en primeurs''. La force de frappe du négoce dans la mise en marché des vins de Bordeaux n’est efficace que si chaque acteur a la volonté de s’adapter aux attentes et à la capacité d’absorption des marchés. Pour l’heure, nous devrons patienter jusqu’au mois de mai pour connaître les prix des premières sorties.
Vindicateur – Conseillerez-vous à un particulier d'investir dans les primeurs 2009 un millésime dont on dit déjà beaucoup de bien ?
Gérard Spatafora : Effectivement, comme évoqué dans la réponse précédente, le millésime 2009 jouit d’une excellente presse et ce depuis les vendanges. Je crois qu’il fait partie des années à posséder dans sa cave car il saura, pour bien des raisons, nous émerveiller très tôt comme dans des décennies pour celles et ceux qui auront également le temps de le patienter ou de le transmettre à leurs proches.
Découvrez les vidéos explicatives des différentes étapes des ''primeurs''.
Retrouvez nos offres de ''primeurs'' 2009.
Propos recueillis par Antonin Iommi-Amunategui
© Vindicateur, 04/2010